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Interview de Lene Handberg pour la revue “Question de” n° 3

Le corps et son énergie dans la tradition tibétaine

De quelle manière l’énergie est-elle envisagée dans la tradition tibétaine ?

Selon deux points de vue différents : d’une part, la tradition bouddhiste et d’autre part la tradition pré- bouddhiste. Cette dernière, très ancrée dans la culture tibétaine, est une façon chamaniste de se relier aux énergies, c’est à dire celles de la nature comme les énergies de l’eau, des arbres, des montagnes… Dans le bouddhisme, les pratiques liées à l’énergie relèvent principalement de la tradition tantrique. Elles sont d’abord apparues en Inde et s’y sont beaucoup développées. Puis cette tradition a été importée au Tibet au VIIIème siècle et s’est transmise à des groupes restreints. Aux XIème et XIIème siècle, une seconde vague d’importation a donné une grande popularité à ces pratiques tantriques qui ont commencé à devenir publiques et connues de tous.

Il y a donc dans cette tradition des correspondances entre notre corps physique et l’énergie…

Dans la tradition hindoue comme en occident, le corps humain se compose de différentes zones énergétiques. Un type particulier d’énergie se trouve dans la région de l’estomac, c’est l’énergie émotionnelle de base. Plus bas, dans la région du nombril, elle est différente et plus stable. Plus bas encore il y a l’énergie sexuelle. Les êtres humains ont un corps physique et un mental. Il est important d’être en contact avec notre corps pour que les niveaux physique, mental, psychologique et énergétique soient en équilibre harmonieux. Si pour certaines raisons on vit plus sur les autres niveaux, sans être vraiment ancré dans son corps, on ne peut pas être sain et en bonne santé.

Dans le bouddhisme indo-tibétain on distingue l’énergie intuitive de l’énergie rationnelle, à quoi correspondent-elles ?

Toute expérience humaine de base se fait soit à travers nos sens (de manière directe et intuitive), soit à travers nos pensées (de manière rationnelle). On est donc plus étroitement connecté avec notre corps quand on expérimente quelque chose avec le sens de la vue par exemple, et non à travers notre esprit conceptuel et nos idées. Il n’y a bien évidemment rien de négatif dans le fait de développer notre esprit conceptuel, mais nous utilisons moins cette autre capacité, plus intuitive, cette connexion naturelle à tout ce qui nous entoure. Car par sa nature même et sa façon de fonctionner, cet esprit conceptuel en utilisant le langage va en permanence vers une forme d’abstraction, installant une certaine distance. Celle-ci permet certes d’analyser, de comparer les choses, mais cela implique aussi que si l’on est dans une réalité dominée conceptuellement, on perd le contact avec nous même et avec ce qui nous entoure. À travers l’accent principalement mis, dans nos cultures, au développement de l’esprit conceptuel, on pousse les enfants dans une direction qui crée un déséquilibre. Lorsqu’ils deviennent adultes, ils sont dans une réalité où la perception rationnelle est dominante (au lieu d’utiliser de manière équilibrée tous les modes de perception qui sont à leur disposition en tant qu’être humain).

De manière concrète, il faudrait donc se rendre compte combien nous sommes dans une réalité dominée conceptuellement et retrouver le contact avec cette réalité ressentie…

Il faut développer non pas le fait de nommer les choses mais d’y être présent et d’élargir ce temps où l’on peut rester présent à notre ressenti corporel. On contacte alors un sentiment de sécurité interne et d’apaisement. Et en étant de plus en plus attentifs à ces énergies ressenties corporellement, en harmonisant ces différents niveaux de notre être, on va être de plus en plus présents à ce qui se passe et à notre environnement.

Pourquoi cette énergie rationnelle peut-elle entraîner un sentiment désagréable ?

Cet esprit rationnel va sélectionner des aspects du réel, les nommer et sur cette base créer une nouvelle réalité qui nous apparaît comme LA réalité. Or ce qui va influencer ce qu’on nomme dans l’ensemble de tout ce qui nous entoure, c’est le sentiment que nous avons de nous mêmes. Si nous ne sommes pas dans un sentiment agréable de nous même, nous allons nommer ce qui, dans notre environnement, vient nourrir ce sentiment. Et ceci est un processus dont nous ne sommes pas conscients. Ce qui est donc problématique en terme d’harmonisation lorsque l’énergie rationnelle est trop dominante face à l’énergie intuitive, c’est que nous tombons dans le travers de construire une réalité en permanence influencée par le sentiment de nous-même auquel nous sommes identifiés, sans en prendre conscience.
Nous sommes happés par une énergie dite « masculine », rationnelle qui se développe au centre de notre tête dans la partie haute du corps. Il faudrait à l’inverse que nous faisions l’effort d’être plus présent à l’énergie féminine intuitive telle qu’elle se déploie dans partie inférieure, en particulier autour de la zone du chakra du nombril qui nous ramène plus vers l’intérieur, en contact avec nous-mêmes, afin de prendre soin de ce sentiment de base de nous-même.

Mais cela ne nous coupe-t-il pas d’une certaine manière, du reste du monde ?

Il n’y a pas de contradiction car plus nous sommes présents à ces énergies féminines, plus le contact est profond avec nous même et plus notre espace s’élargit. C’est-à-dire que nous sommes, dans le même temps, beaucoup plus présent à tout ce qui nous entoure. Par exemple les gens que l’on rencontre et qui ont une présence forte sont très connectés à ces énergies féminines, de manière profonde et subtile. Et nous faisons tous l’expérience de combien ces personnes sont présentes à nous. Quand on dit : ”énergie masculine ou féminine”, on ne désigne pas les qualités particulières des hommes ou des femmes en tant que tels. L’énergie féminine est plus intérieure, plus paisible. Elle a une qualité maternelle de douceur, de chaleur, de foyer, de tranquillité, de soins aux enfants. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est dominante chez la majorité des femmes. L’énergie masculine, elle, est tournée vers l’extérieur et son action permet d’être très éveillé, alerte. Elles sont présentes dans toutes les situations de la vie que ce soit dans un travail physique ou une méditation, dans nos contacts avec notre entourage ou nos différentes activités. Le but est d’unir ces deux formes différentes de notre énergie et qu’elles se soutiennent l’une l’autre.

Il est donc très important pour le corps d’harmoniser l’énergie intuitive et rationnelle de manière équilibrée…

Oui car plus nous sommes présents à cette énergie féminine, d’ancrage, intuitive, plus nous allons être dans un espace sécurisé. Nous n’avons alors plus besoin du regard des autres pour nous sentir bien, naturellement on se retrouve dans un espace intérieur apaisé qui permet d’ouvrir notre compassion. Celle-ci se développe peu à peu, naturellement. Plus nous cultivons cette capacité à être complètement présent à ces énergies féminines plus cette ouverture se manifeste d’ailleurs.
Nous pouvons harmoniser tout cela dans le cadre du développement personnel. Mais pour atteindre des niveaux de plus en plus profonds jusqu’à la nature unitive elle-même, c’est autre chose. C’est uniquement lorsque l’on atteint des niveaux de présence subtils à nous-mêmes au delà du corps physique qu’alors nous entrons dans ce chemin spirituel qui nous conduit vers cette nature unitive. Au niveau de notre réalité quotidienne la dualité est très présente et le conceptuel domine, puis chaque nuit lorsque l’on s’endort nous allons naturellement revenir à cette nature unitive.

Cette « nature unitive » est effectivement très présente dans les traditions orientales, où nous ne sommes pas dans une perception duelle…

En effet, l’outil de base pour entrer sur un chemin spirituel, est ce que l’on appelle le « corps-esprit », cet état d’être au sein duquel nous ne faisons pas l’expérience d’un corps qui serait séparé de l’esprit, mais d’une union des deux. Car du point de vue oriental un corps n’est pas séparé de l’esprit, il n’est que sa manifestation. La question est de savoir comment utiliser ces différents registres pour être de plus en plus présent à des niveaux plus subtils de notre propre énergie et aller en direction de cette nature unitive. On peut également aborder la nature potentielle de l’être par la question de l’énergie : comme pour le mental et le psychologique, elle va du stade le plus grossier au stade le plus subtil, elle peut être déséquilibrée ou en harmonie. Au niveau physique, plus on va vers l’extérieur, plus on est déséquilibré et, au contraire, plus on va vers l’intérieur plus on devient naturel et équilibré. De même les énergies extérieures sont plus actives, plus combatives et plus on va vers l’intérieur, vers la nature profonde de l’être, plus elles sont calmes et en harmonie. D’après la tradition tibétaine, notre esprit est déjà de l’énergie et sa nature la plus profonde est l’état le plus élevé que l’on puisse atteindre.

Que propose la spiritualité orientale pour aller dans cette harmonisation à partir du corps ?

D’un point de vue pratique, il existe beaucoup de méthodes pour atteindre cette nature unitive de notre propre énergie. L’énergie corps-esprit se manifeste de plusieurs façons : l’une d’elle, très subtile, est utilisée à travers l’énergie des chakras dans les pratiques tantriques. Elle permet d’aller au-delà de la dualité, vers l’unité. Pour harmoniser nos propres énergies féminines et masculines, nous pouvons procéder de trois façons : la première, en nous connectant à notre énergie corps-esprit de surface, grossière, à l’intérieur de nous-mêmes, énergie reliée à la fois à notre corps et à notre esprit. Ce qui consiste pour nous, à être de plus en plus présent à notre ressenti corporel. La seconde, plus bouddhiste en contactant une énergie plus subtile qu’on pourrait appeler énergie « unifiée » ou nature de l’esprit. La troisième, plus chamaniste en se reliant aux énergies ordinaires de la nature ou de l’univers.

Qu’en est-il de l’énergie des chakras, à quoi correspond-elle ?

Au fait que dans l’incorporation physique, la manière dont nous nous manifestons au niveau de notre énergie subtile va se manifester avec des qualités différentes dans plusieurs lieux de notre corps. Dans notre état réveillé, les deux centres énergétiques les plus intensément manifestes sont celui au centre de la tête et au niveau du nombril. Lorsque l’on est à l’inverse dans l’état de rêve, les deux zones de chakras les plus présentes sont celles au niveau de la gorge et sous le nombril. Quand on est au niveau de la nature unitive elle même, la zone de chakras la plus forte est celle qui se situe au niveau du chakra du cœur.

Qu’en est-il plus précisément de cette dernière zone du chakra du cœur ?

Il peut être difficile pour nous de contacter cette énergie car on pense souvent qu’elle est en lien avec le cœur physique alors que ce n’est absolument pas le cas. Elle se manifeste aussi dans la partie supérieure de notre poitrine, et elle est d’une telle subtilité qu’il est difficile d’en faire l’expérience de manière consciente. Il est plus facile par exemple de faire l’expérience de l’énergie au niveau de la tête, du nombril ou de la gorge car ces énergies sont plus manifestes au niveau de la dualité alors que l’énergie du chakra du cœur va dans le sens de la nature unitive, plus subtile, qui peut être plus difficile à ressentir. Symboliquement on dit que l’on trouve une demi sphère de couleur blanche au niveau de la tête, une de couleur rouge au niveau du nombril et que celles-ci vont se rejoindre pour se dissoudre au niveau du chakra du cœur. Tout ce déploiement d’énergie subtile est présent dès la naissance et subsiste dans le processus de mort. On retrouve d’ailleurs cette énergie du chakra du cœur dans toutes les traditions spirituelles et religieuses. Lorsque l’on salue en posant ses mains sur le chakra du cœur cela signifie qu’en étant pleinement présent à cette énergie subtile dans un état apaisé d’ouverture « je te salue, je te contacte à partir de ce lieu ».

Propos recueillis par Aurélie Godefroy pour le numéro 3 de la revue Question de le 05/11/2015.

Lien vers l’article original sur le site de la revue Question de

Author: Lene Handberg